
Ryotaro Muramatsu, fondateur de NAKED, INC., est reconnu pour ses créations à grande échelle, telles que la projection monumentale sur la gare de Tokyo. Au fil des années, il a travaillé dans des domaines aussi variés que le cinéma, la télévision, la publicité et la scénographie. Ses films ont été sélectionnés et primés à 48 festivals internationaux. Depuis récemment, il concentre son énergie sur des événements immersifs et des projets qui associent les arts traditionnels japonais — ikebana, cérémonie du thé, kabuki, nô et kyôgen — aux expressions les plus contemporaines.
« Tout ce que je crée n’est qu’illusion. Mais ce n’est pas parce qu’une image est ambiguë qu’elle est dénuée de valeur. L’ambiguïté peut contenir une forme de certitude », explique Muramatsu.
Inlassablement, il repousse les limites en cherchant à exprimer l’inexprimable à travers l’image en mouvement, à briser les schémas établis et à interroger les questions fondamentales auxquelles l’artiste est confronté à l’ère de l’intelligence artificielle.
Profil
Vol.120 Ryotaro Muramatsu
Artiste / Fondateur de NAKED, INC. / Professeur invité à l’Université des Arts d’Osaka / Directeur du branding du village d’Achi, Nagano
Depuis la fondation de NAKED, INC. en 1997, Muramatsu a dirigé des projets touchant au cinéma, à la mise en scène spatiale, à la revitalisation locale et aux arts traditionnels japonais. Ses films ont reçu 48 nominations et distinctions à travers le monde. En 2018, il a commencé à présenter des œuvres en tant qu’artiste indépendant, exposées aussi bien au Japon qu’à l’étranger.
En 2020, il a lancé l’initiative internationale « DANDELION PROJECT », destinée à unir les prières pour la paix à travers le monde grâce à des sculptures de pissenlits interconnectées. En 2023, il a été nommé directeur créatif du dîner officiel du Sommet du G7 de Hiroshima, auquel ont assisté les dirigeants des pays invités.
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Exprimer ce que les mots ne peuvent dire
Dès mes débuts, une frustration m’habitait : la bouche ne peut délivrer qu’un seul message à la fois. Et si je pouvais en exprimer plusieurs simultanément ? Je pourrais communiquer tant de choses…
C’est ainsi que je me suis tourné vers l’expression visuelle.
Il existe des sensations et des expériences que les mots échouent à traduire, mais que l’image transmet de manière immédiate. La force des arts visuels réside dans leur capacité à dépasser les barrières linguistiques.
Au début de ma carrière cinématographique, je me suis heurté à ces barrières. Mais j’ai compris qu’une expérience visuelle transcende cultures et langues, et touche directement l’émotion humaine. C’est cela qui la rend universelle.
Ma philosophie est de ne pas avoir de philosophie
Dans mon travail, j’essaie de rester aussi transparent que possible, sans me limiter ni me définir. Ma philosophie est peut-être justement de n’en avoir aucune.
Je cherche à déconstruire sans cesse ma propre individualité, mes propres règles. Dire : « Voilà qui je suis » me semble réducteur. Idéalement, je voudrais être comme un enfant nouveau-né — ou, plus ludiquement, comme une pieuvre : souple, adaptable.
Plus le noyau intérieur est solide, plus la flexibilité est grande. C’est la faiblesse qui engendre la rigidité. Être flexible suppose un centre inébranlable.
Je ne poursuis pas consciemment une « japonité ». Peut-être s’exprime-t-elle malgré moi, mais je ne la recherche pas. Même en déconstruisant mon identité, il demeure un axe dont je ne peux m’échapper. Peut-être est-ce cela, la véritable singularité.
Ne pas vouloir être John Lennon, mais créer Imagine
Depuis ma jeunesse, je n’ai jamais pensé en termes de carrière ou de statut. Je me suis toujours demandé non pas « ce que je voulais être », mais « ce que je voulais faire ». En suivant simplement ce désir de créer, mon chemin s’est tracé naturellement.
Un rêve, cependant, ne devient réalité que pour les réalistes. Réaliser un rêve, c’est l’incarner. Je peux paraître rêveur, mais mon ancrage est pragmatique.
Je me souviens d’un projet télévisé avec Sanma Akashiya, où nous avons aidé un lycéen à concrétiser son rêve. Plus tard, il a poursuivi ses études par lui-même, est entré à l’université, puis a fondé sa propre entreprise. Voilà ce qu’est un rêve véritable.
Beaucoup disent : « Je veux être comme John Lennon. » Mais je pense toujours : plutôt que d’aspirer à être Lennon, pourquoi ne pas chercher à créer une œuvre aussi puissante qu’Imagine ??
À la recherche de la vérité
Dans ma vingtaine, je me consumais de questions : Qu’est-ce qui est juste ? Qu’est-ce que la vérité ? Qu’est-ce que le beau ?
Lorsque le président de mon agence me dit : « Tu as raison, mais le monde ne fonctionne pas ainsi », je rétorquai : « Si c’est juste, c’est juste. N’est-ce pas plutôt votre courage qui manque ? »
À l’époque, je ne pouvais accepter qu’une vérité absolue. Après des années de quête, j’ai compris qu’il n’en existe pas.
Du débris numérique à l’expérience réelle
Vers 2009, un tournant s’est opéré. Avec l’essor d’internet, les contenus vidéos ont explosé. Peu importe leur beauté, ils étaient avalés par l’océan numérique — de simples fragments de données. Ce vide m’a submergé.
C’est alors que j’ai redécouvert la puissance de l’expérience réelle. La projection monumentale me fascinait, car elle se vivait dans un lieu concret, face à de vraies personnes, réagissant par la stupeur ou l’émerveillement. Cette réalité-là était essentielle. Elle n’était pas une métrique, mais une réaction humaine, là, devant moi. Et parce que ce moment disparaît aussitôt, il en devient encore plus précieux.
Entre le néant et l’existence
Tout ce que je crée naît de l’illusion — du néant. Ce qui m’attire, c’est cet espace entre le « rien » et le « quelque chose ». J’ai la conviction que la vérité se niche dans le vide.
La découverte du zéro fut extraordinaire, car en lui réside une infinité de possibles. La création est semblable : à l’origine, il n’existe qu’une image floue, inexprimable. Ambiguë, mais certaine.
L’amour, par exemple, est invisible et indéfini, mais la sensation d’aimer quelqu’un est indéniable. De la même manière, mes œuvres débutent sous forme de visions ambiguës qui peu à peu se cristallisent en quelque chose de concret.
La valeur japonaise de l’ambiguïté
Ce que j’apprécie profondément dans la culture japonaise, c’est la valeur accordée à l’ambiguïté. Dans beaucoup d’autres cultures, tout doit être tranché : noir ou blanc. Mais la vie est faite de nuances. Ce gris a du sens, et je veux en révéler l’importance au monde.
Paradoxe et collaboration
Je collabore souvent avec des maîtres d’arts traditionnels comme la cérémonie du thé, l’ikebana, le kabuki, le nô ou le kyôgen. Ces artistes héritent de noms transmis de génération en génération ; leur art forme une continuité éternelle.
Moi, à l’inverse, on me qualifie d’« avant-gardiste » : autrement dit, un débutant de première génération. Lorsque ces forces opposées — tradition millénaire et modernité éphémère — se rencontrent, le résultat est fascinant.
Travailler avec des semblables est facile, mais limité. C’est le choc des contraires qui crée une distance fertile et engendre l’extraordinaire. La vérité se situe quelque part entre les deux. De même, une fois qu’une œuvre est dévoilée, elle ne m’appartient plus, mais au public. Leur interprétation devient leur vérité.
Face à l’ère de l’IA
À l’ère de l’intelligence artificielle, bien des certitudes s’effondreront. Dans un monde où tout peut être généré, qu’advient-il de la création ? Si toutes les images peuvent être produites artificiellement, comment discerner l’authenticité ?
Dans ces temps incertains, la valeur ultime résidera dans les expériences tangibles, vécues physiquement.
Accueillir l’ambiguïté. Briser les schémas. Refuser de se définir. C’est ainsi que je veux continuer à explorer ces « choses ambiguës mais certaines » à l’ère de l’IA.
Jamais je n’avais rencontré un interlocuteur moins disposé à « simplement écouter » (rires).
Et pourtant, j’ai compris que c’était sa manière d’entrer en relation : non pas par l’appartenance ou la conformité, mais en affirmant toujours : « Voilà qui je suis, et toi ? »
Ayant grandi à New York, Sugiyama a évolué dans un environnement où les cultures et les valeurs s’entrechoquaient sans cesse. Pour survivre, il devait constamment se demander qui il était, chercher en lui-même et l’exprimer à l’extérieur. Ces expériences ont forgé, je crois, sa posture d’aujourd’hui.
WQuand des personnes « différentes » se confrontent, cherchent à se comprendre et finissent par s’accepter, des perspectives inédites s’ouvrent. J’en ai moi-même fait l’expérience dans mon travail et ma vie, au contact de cultures diverses.
Bien que nos tempéraments soient distincts, j’ai ressenti une profonde résonance. Sur la scène mondiale, Sugiyama poursuit un dialogue sincère avec la diversité.
Ryotaro Muramatsu, fondateur de NAKED, INC.
Ma conversation avec Ryotaro Muramatsu n’a pas été une simple interview, mais un véritable échange intellectuel, né d’une curiosité commune et d’une volonté de creuser le réel en profondeur.
Au fil de thèmes variés — art, cinéma, travail, organisation, famille — j’ai découvert que nous partagions des valeurs fondamentales, tant dans l’expression que dans la vie.
Lorsqu’il évoque « la certitude qui réside dans l’ambiguïté », Muramatsu ne parle pas d’un refuge abstrait, mais d’une vérité accessible seulement à ceux qui possèdent la rigueur intellectuelle nécessaire. Sa pensée, oscillant librement entre « tradition et innovation », « néant et existence », « rêve et réalité », vise toujours à briser les modèles existants tout en sondant l’essence de l’humain.
Après cet échange, une conviction m’est restée : un jour, j’aimerais collaborer avec lui. Et le moment venu, je devrai sans doute m’armer d’un peu de cette « ambiguïté » dont il parle (rires).
Juillet 2025, chez NAKED, INC.
Interview et édition: DK Sugiyama
Chef de projet : Chiho Ando
Texte : Eri Shibata (rédactrice en chef adjointe, My Philosophy>)
Photographie : Nobuhiro Totani